DOCERE

Gustave Thibon

« La fatalité resserre ses griffres. Demain ressemblera à ajourd'hui. Plus d'issue. L'irréparable germe en toi comme un cancer. Tu savoures l'impuissance de ton effort et l'impuissance plus amères, plus secrètement désepérante de ta prière. Prie alors : c'est là que la prière cesse d'être raideur et concentration humaines, prévision, calcul des chances et qu'elle devient - prière. Prie les pieds dans le risque, prie la tête en bas, prie emmuré ou blessé à mort. Prie avec les lèvres de la révolte, avec le souffle des démons, avec le silence du désespoir. Prier du sein de l'irréparable, attendre de Dieu sa pâture à travers les branches emmêlées de l'impossible, - est-il quelque chose de plus divinement humain? Songes-tu à ce que serait - je fonce dans l'absurde - la prière d'un damné? Cette espérance incandescente, cette folie d'espérance qui seule, parmi les choses créées, répondrait totalement à la folie d'amour de Dieu! Le contra spem in spe de l'Apôtre mortellement réalisé dans sa pureté, dans sa beauté absolues... »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 9

« Prière.
« Je prierai pour vous ». Ai-je jamais entendu parole humaine qui vienne de plus loin? Elle vient du confluent de Dieu et de l'homme. - Vous répondez de moi devant Celui qui est tout et qui est moi. La prière pour le prochain est une forme renversée du martyre : elle fait d'un homme à genoux le témoin, la caution d'un autre homme en face de Dieu. Vous êtes plus près de moi que moi-même, vous êtes entre Dieu et moi. Vous m'êtes un rempart dressé contre sa justice et une porte ouverte sur son amour. Au cœur de la douce et mortelle bataille entre l'homme et sa source, vous combattez à ma place. Votre téméraire amour s'est glissé dans la faille même qui me sépare du centre, dans le vide creusé par ma révolte et ma lâcheté. Entre quelles pierres avez-vous placé votre âme! Vous semblez me tourner le dos, mais votre face est exposée pour moi aux atteintes directes, aux appels de l'inconnu; vous ne me parlez pas, mais vous parlez de moi au silence. Prier pour quelqu'un, c'est adhérer simultanément à Dieu et à l'homme, c'est réaliser le parfait équilibre entre ces deux amours.
Vous priez pour moi : vous êtes le trait d'union entre mon âme et son destin... Cette prière est le don suprême de la créature à la créature, un don qui passe par le foyer de l'amour et qui, parti de l'homme, traverse le ciel et retombe sur l'homme, tout parfumé de divinité. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 10

« Souffrances de l'apôtre.
Je ne veux pas te conquérir, je ne veux pas que tu sois de mon avis, je veux seulement te donner cette vérité aussi indépendante de moi que la lumière du jour; - je voudrais que, toi aussi, tu voies le soleil! Est-ce ma faute si la Vérité est aussi ma vérité? Crois-tu que je n'en souffre pas assez? Je voudrais pouvoir te la donner sans la toucher, sans que rien de moi ne colle après elle. Accepte cela : ne regarde pas les mains qui te l'offrent. J'ai honte que Dieu soit obligé de passer par moi... »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 11

« Dureté.
Elle n'est pas chez moi refus de l'amour, mais refus de la prostitution. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 12

« - Ce vent dont s'enivrèrent mes voiles matinales, ce vent gonflé de promesses vient de conduire ma barque au naufrage. Mais pourquoi le maudirai-je? Le même vent poussera des barques plus fortes jusqu'aux rives bienheureuses. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 15

« Ordre nocture.
Ces esprits diurnes! Comme ils sont fiers de l'ordre de leurs pensées et de leurs actes! Mais cet ordre est facile : un seul soleil luit dans la journée. - Pour moi, j'ai aussi des yeux pour la nuit et les millions d'étoiles qui peuplent son sein, et ce chaos de lumières cherche en moi son ordre, et cet ordre nocture est plus dur à bâtir que l'ordre banal des heures solaires. La suprême force de l'intelligence consiste à savoir vivre dans la nuit - à ne pas se dérober au mystère - sans consentir au chaos. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 17

« Ignorance, fausse et vraie science en face du mystère.
La science humaine est comme une clef. L'ignorant ne possède pas cette clef, mais il croit qu'elle ouvre tout. Le faux savant la possède et il s'imagine avoir tout ouvert. Le vrai savant la possède mieux encore, et il sait qu'elle n'ouvre pas. L'ignorant et le vrai savant se rejoignent, avec cependant cette différence que le premier se sent devant l'impénétré et le second devant l'impénétrable. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 18

« Critère de la supériorité.
Une âme bien née sent la supériorité du prochain dans la mesure où celui-ci ne la lui fait pas sentir. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 21

« Nous ne pouvons pas être égoïstes, nous ne pouvons être que des proies. L'avare est mangé par l'or, le débauché par la femme, le saint par Dieu. Le problème n'est pas de se donner ou de refuser, c'est de savoir à qui on se donne. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 22

« Débauche.
Est-il donc si savoureux ce fruit que tu manges tous les jours, qui t'est nécessaire comme l'air et pour qui tu sacrifies tant de possibilités saintes qui dorment en toi? - Non, il est échauffé, insipide, il pourrit dans ma bouche. Mais il est le plus facile à cueillir, il pend à la branche la plus basse. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 23

« Idéalistes.
Ce lac marécageux m'a dit : L'altitude et le ciel sont en moi. Ne vois-tu pas, au fond de mes eaux, collé à ma vase, le reflet des monts et des étoiles? Qu'ai-je besoin de monter? »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 23

« « C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie ». Et ceci dans tous les domaines. On parle des hommes qui n'ont pas le courage de leur malice. Mais où sont ceux qui ont le courage de leur bonté, le courage de leur vertu? Il n'est que les saints qui ne soient pas lâches devant leur âme. La plupart des hommes sont durs et méchants par vitesse acquise, décence ou bon ton. Autre chose est avoir une âme, autre chose avoir la force et l'indécence sacrée de la montrer. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 23

« Tous ces hommes agonisent dans le désert. L'oasis est proche pourtant, elle s'offre toujours, mais elle est derrière eux, car ils ne voient, ils ne poursuivent que des mirages. Il leur suffirait de se retourner. Le mot conversion n'a pas d'autre sens... »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 24

« Mirage et pureté.
Certaines amours, certains idéals, ne peuvent pas « s'incarner », se réaliser parce qu'ils sont trop irréels (je songe à tel mythe d'amour platonique ou de reconstruction sociale...), d'autres parce qu'ils sont trop purs - c'est-à-dire trop réels. Ceux-ci naissent d'une visite furtive et tremblante de l'éternité sur la terre; l'expérience a beau leur infliger ensuite ses plus amers démentis et le temps en faire sa proie d'élection : on les sent plus vrais que tous les soufflets du destin. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 25

« Inconstance et vide intérieur.
Cet homme est incapable de s'attacher à quoi ce que soit et sa vie se consume à courir d'un objet à l'autre. Mais regardez donc en lui! Son âme est un désert - et dans un désert on ne s'installe pas, on ne prend pas racine : on est bien contraint de courir. Cette course est vaine sans doute (il n'est pas de chemin pour sortir de son âme), elle n'en est moins fatale, et nul objet extérieur n'est capable de retenir l'être qui court après lui-même. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 25

« Ce que l'homme déteste le plus? Non pas ce qui lui a été toujours refusé, mais ce qui lui a été donné une fois et qu'il n'a pas su retenir... »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 26

« Illusions.
Beaucoup d'illusions sont les gardiennes du repos. Arracher les rêves de cet homme? Saine besogne certes... Mais si son sommeil vient avec? »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 26

« - Ce qui est pire que la négation : la neutralité. Ne pas comparer le blasé au désespéré... Le désespoir, et la négation, et le refus sont encore vivants : ils préparent ou complètent quelque chose. La mort n'est pas neutre. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 26

« Il est deux façons de sacrifier une face de soi-même : recracher le fruit pourri ou renoncer à son image enivrante et mystérieuse que tissent les fils alternés du désir et de l'ignorance. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 29

« Dévitalisation.
Un des signes les plus sûrs de l'épuisement affectif, c'est de n'être plus capable d'une communion infra-humaine (avec la nature) ou supra-humaine (avec Dieu), de ne pouvoir vivre et s'épanouir qu'au contact des hommes, d'avoir constamment besoin de ce contact pour échapper à l'isolement et à l'ennui. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 30

« Obstacle et valeur.
Cet objet que tu désires et que le destin te refuse t'apparaît précieux et pur : tu le vois grand de toute la hauteur de l'obstacle dressé entre toi et lui. Prends garde toutefois qu'il soit haut par lui-même et qu'il ne tire pas toute sa valeur de l'obstacle, de peur que, l'obstacle franchi, tu ne te retrouves plus bas qu'avant... »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 30

« Pourquoi ceux dont l'âme est morte tremblent-ils le plus devant le trépas physique? - Parce qu'ils ne veulent pas s'avouer leur mort intérieure, parce qu'ils ont besoin de l'écran de la chair (et de ses pauvres gestes qui miment la vie perdue) entre leur âme morte et le Dieu vivant. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 30

« Lebesneid.
Notre pire ennemi, c'est l'être qui devine, qui flaire en nous une joie et qui ne sait pas quelle est cette joie. Ainsi les femmes aux sens et au cœur glacés devant une femme aimante et aimée. La haine de la joie inconnue est la plus dévorante et la plus irrémissible des haines. L'envieux sent que cela existe et il sent en même temps que cela n'est pas fait pour lui : impossible d'en partager, d'en rêver même la saveur. Là gît le scandale qui appelle toutes les vengeances. C'est pour cela que les Pharisiens ont tué Dieu et qu'ils continuent à tuer tout ce qui ressemble à Dieu... »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 31

« Reconnaissance et espoir.
La gratitude envers l'être infini qu'est Dieu n'est pas séparable de l'espérance. Tu m'as déjà tant donné : la meilleure, l'unique façon de « reconnaître » tes bienfaits passés, c'est de compter sur tes bienfaits à venir. En vérité, si sombre et désespérée que soit l'heure présente, je renierais ta grâce d'hier si je ne croyais pas, à travers toutes les apparences, en ta grâce de demain. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 36

« Masques.
Votre vérité est trop pure, donc trop vulnérable; alors, pour la protéger, vous prenez un masque d'ironie, ou de légèreté, ou de vulgarité, ou de snobisme (car tous les masques ne sont pas nobles et l'homme n'a pas que sa misère à cacher, et s'il y a des masques nobles sur des faces viles ou vaines, on rencontre aussi, sur des faces nobles, des masques de bassesse et de vanité : nous masquons tout ce qui n'est pas spontanément avouable, tout ce qui, en bien ou en mal, dépasse les « convenances » du milieu où nous vivons, et certaines vertus solitaires sont aussi inconvenantes que les mobiles les plus bas...); vous prenez un masque dis-je pour satisfaire votre pudeur et vos commodités d'aujourd'hui, avec l'intuition cependant que vous ne tromperez pas tout le mode et que, sous ce masque, on devinera votre vérité. Soyez prudents : les hommes prendront ce masque au sérieux beaucoup plus que vous ne pouvez l'imaginer et le confondront longtemps, sinon toujours, avec votre visage. Combien d'hommes sont morts sans avoir rencontré un regard assez pur pour les laver de leur masque! Je songe par exemple au cas Baudelaire...
     Je crois pourtant à la vertu du masque. Le masque opère une sélection autour de nous. Ceux qui sont capables de le percer, ceux-là sont dignes de nous aimer. Et c'est pour cela que Dieu porte tant de masque. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 38

« Je le sais : tu es seul et tu as soif, mais est-ce une raison pour boire à n'importe quelle coupe? Il est une chose plus importante encore que de te désaltérer : c'est de respecter ta soif. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 41

« Nos larmes sont faites pour la terre et nos regards pour le ciel. Pleure en levant les yeux. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 42

« Soif du nouveau.
Elle n'est qu'impureté et duperie, si elle ne s'allie à la soif de monter. La cage des sens est étroite : on peut y tourner de plus en plus vite, on n'y tourne pas moins en rond. L'altitude seule crée de nouveaux horizons. Celui qui voit le plus loin, c'est celui-là même qui a su monter le plus haut. L'ampleur du paysage ouvert à nos yeux est à la mesure de la hauteur gravie par nos pieds. »

— Gustave Thibon, Cahier de pensées inédites, éd. Du Rocher, p. 43

« La maxime est un exictant plus qu'un aliment: elle exige de la part du lecteur beaucoup plus de finesse et d'esprit de synthèse qu'un ouvrage composé. Elle lui laisse le soin de raccorder, de compléter et d'unifier, elle fait à son intelligence un vaste crédit. Il n'est de « pensées » qu'à l'usage de ceux qui pensent... »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. II

« L'auteur de maximes oriente le lecteur vers les différentes avenues de la pense, mais il ne s'impose pas à lui à la façon d'un cicerone obsédant, il lui laisse la joie de découvrir et surtout celle de deviner. Et puis l'aphorisme présente, pour les esprits fiers et pudiques, cet inestimable avantage d'être assez transparent pour révéler notre secret à ceux qui nous aiment et assez opaque pour le dissimuler aux autres. Car l'esprit fier et pudique répugne essentiellement à tout dire: loin de progresser patiemment en assurant ses arrières et en répondant d'avance à toutes les objections, l'auteur de maximes se sait et se veut vulnérable; la démarche discontinue et en apparence anarchique de sa pensée fournit à ses adversaires mille occasions faciles de le réfuter. Tandis qu'un travail didactique s'impose à nous du dehors de tout le poids de ses preuves et de ses déductions vraies ou fausses, l'aphorisme ne peut porter ses fruits que dans un climat de liberté, de confiance et d'intimité: l'auteur fait sans cesse crédit au lecteur et il a besoin que le lecteur à son tour lui fasse sans cesse crédit. »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. II-III

« Tu rêves d'amour éternel. Apprends d'abord la fidélité au jour le jour; applique ton âme à lutter contre l'écoulement universel. N'est promis à l'éternité que ce qui résiste au temps. »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 4

« Énergie et direction de l'énergie.
Chez les hommes ordinaires, les mobiles inférieurs (les passions), non seulement fournissent l'énergie, mais l'orientent. Chez les hommes supérieurs aussi l'énergie vient d'en bas (d'où pourrait-elle venir chez un être incarné ?), mais elle est dirigée, utilisée par des mobiles élevés. Il ne faut donc pas lutter contre les passions en tant que moteur, il faut simplement leur ôter le gouvernail. »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 23-24

« Si tu veux être noble, profond et fidèle, sache choisir parmi les possibles qui t'assiègent et barrer la route à ceux que tu n'auras pas élus. Tu pleures sur ces graines innombrables qui ne lèveront jamais, songe plutôt que ton âme est un coin de terre exigu où elles s'entre-dévoreraient. Ne laisse pas germer dans ton âme ce qui n'aura ni le temps ni la place d'y fleurir. Sinon, tout en toi sera appelé à l'avortement en même temps qu'à l'existence. »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 30

« Le péché, le « moi » en nous, c'est l'absence de transparence: ce qui résiste à la lumière, qui repousse la lumière. Dans le monde des âmes, la lumière divine devrait tout traverser: notre opacité crée des lacunes dans cet océan de pureté, elle est comme une blessure faite à la lumière. »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 42

« Être et Savoir
« Nul n'est content de sa force ni mécontent de son esprit » (Mme Deshoulières.) Autrement dit: chacun est content de ce qu'il est, non de ce qu'il a. Et pour cause! Chacun se croit Dieu. Et pour celui qui croit être tout, il est naturel de désirer tout avoir. Quand on pense ego sum qui sum, il est pénible d'être obligé de constater: ego sum qui non habet... »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 44

« Tu joues aujourd'hui avec le feu. Prends garde: demain c'est le feu qui jouera avec toi. Tu pèches encore librement. Mais bientôt le péché chassera de toi la liberté et tu pècheras malgré toi. Alors malheur à toi si ton âme conserve encore quelque saveur et quelque nostalgie de la pureté perdue! Il n'est pas de pire destin que celui de l'homme qui reste trop noble pour se complaire dans le mal et qui n'est plus assez fort pour lui résister. La torture de cet homme dont l'âme est d'autant plus vibrante au bien que ses membres sont plus liés par le mal, d'autant plus délicate au dedans qu'elle est plus impuissante au dehors, ressemble à celle du blessé qui, suivant l'image saisissante de Baudelaire, « meurt sans bouger dans d'immenses efforts. » »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 45

« Tous ces hommes agonisent dans le désert. L'oasis est proche pourtant, elle s'offre toujours, mais elle est derrière eux, car ils ne voient, ils ne poursuivent que des mirages. Il leur suffirait de se retourner. Le mot conversion n'a pas d'autre sens... »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 68

« Limites de la réceptivité
Voici des gens pendus à toutes les radios, avides de toutes les nouvelles, réceptifs à toutes les idées. On appelle cela sensibilité, ouverture. C'est là une qualité que je n'envie pas. Je serais plutôt porté à considérer comme un signe de santé et d'unité intérieures l'existence de larges zones d'indifférence. Une réceptivité universelle implique, exception faite de quelques esprits extraordinaires, une passivité dangereuse. L'écho vibre à tous les sns, mais la bouche choisit ses paroles. »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 80-81

« Ars contemnendi
Nous croyons facilement à la bonté des hommes, et, s'ils nous déçoivent, nous croyons avec une égale facilité à leur méchanceté profonde, et cela est encore trop flatteur pour eux. Très longtemps, nous nous refusons à les considérer tels qu'ils sont, c'est-à-dire, pour la plupart, comme des êtres insignifiants, de vaines surfaces qui renvoient tous les bruits et réfléchissent tous les rayons. Nous croyons instinctivement à l'existence d'une profondeur sous ces surfaces; nous voulons à tout prix que leurs paroles et leurs actes aient une cause intérieure. Au fond, l'amour et la haine sont nos seuls sentiments spontanés: l'éducation du mépris ne s'opère que lentement et tardivement en nous. Ainsi, nous croyons naïvement à l'affection « sincère » de l'ami qui nous exprime sa sympathie, mais si nous apprenons que ledit ami a tenu sur nous des propos désobligeants, nous considérons ces derneirs comme l'expression authentique de son âme, et tous ses témoignages antérieurs d'amitié nous apparaissent comme des manœuvres hypocrites. Alors qu'en réalité, c'est le même besoin universel de plaire inhérent à toute impuissance, la même incapacité de s'affirmer, de s'opposer, de dominer les influcences, la même absence d'opinion et de passion personnelles, en bref le même phénomène d'adaptation au milieu qui dicte ses flatteries en notre présence et ses médisances dans une assemblée que ces médisances réjouissent! Il est également sincère dans les deux cas, si l'on entend par sincérité cete absence de préméditation et de fraude, cette spontanéité adaptive des miroirs et des girouettes, et il est également hypocrite, si l'on entend par hypocrisie le manque de tout sentiment certain, profond et stable. Le caméléon est gris tant qu'il marche sur le sable; s'il passe sous un arbre il se colore en vert; il n'est ni plus sincère ni plus hypocrite dans un endroit que dans l'autre: il n'est partout qu'un caméléon. Les hommes vraiment méchants sont aussi rares que les hommes vraiment bons, mais il y a beaucoup d'impuissants qui miment, suivant le souffle extérieur qui les agite, tantôt le bien et tantôt le mal. »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 82-83

« Hors du climat de la sainteté, croire au surnaturel, croire en la grâce, c'est croire au sommeil de Dieu dans les hommes. »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 85

« Argent et détachement
L'homme qui aime l'argent pour lui-même est méprisable. Mais on peut aimer aussi l'argent pour ce qu'il procure. Or, dans le monde moderne, la plupart des joies et des délassements de l'homme, depuis le plaisir de manger une nourriture saine jusqu'au ivresses de l'esprit (lectures, voyages, etc.) sont suspendues à l'argent. Pour que les hommes fussent détachés de l'argent, il faudrait d'abord leur créer des conditions d'existence où ils pussent dans une très large mesure s'épanouir charnellement et spirituellement sans avoir recours à l'argent. Ainsi le paysan n'a pas besoin de consulter son portefeuille pour manger sainement, recevoir ses amis, jouir de la beauté de la terre et des saisons, etc. Il n'en va pas de même pour l'habitant des cités: le manque d'argent le prive à peu près de tout. C'est une des tares les plus hideuses de notre civilisation que l'homme n'y puisse pas mépriser l'argent sans renoncer du même coup à tous les autres biens de la terre, qu'il ne suffise pas pour cela d'avoir le cœur bien placé, mais qu'il faille encore être un saint! »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 86

« L'homme mécanisé ne peut plus aimer que des pantins... »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 87

« Sacrifice et immortalité
Je ne suis prêt à mourir pour une chose que dans la mesure où cette chose me fait vivre. Autrement dit, je ne suis prêt à mourir que dans la mesure où je sens que je participe à une autre vie. Le sacrifice prouve ainsi l'immortalité. Mais celui qui n'aime rien et qui, par conséquent, ne se sent pas nourri et comme créé intérieurement par une vie qui déborde sa propre existence, celui-là refuse d'instinct le sacrifice. Il n'a que lui-même: il est logique qu'il cherche à conserver ce qu'il a. »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 98

« Ignorance, fausse et vraie science en face dy mystère
La science humaine est comme une clef. L'ignorant ne possède pas cette clef, mais il croit qu'elle ouvre tout. Le faux savant la possède et il s'imagine avoir tout ouvert. Le vrai savant la possède mieux encore, et il sait qu'elle n'ouvre pas. L'ignorant et le vrai savant se rejoignent, avec cependant cette différence que le premier se sent devant l'impénétré et le second devant l'impénétrable. »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 129

« Vanité des confidences
Nous pouvons bien confier notre secret à autrui, mais nous sommes incapables de faire passer dans l'âme d'autrui ce climat intérieur qui enveloppait les faits, les paroles et les actes que nous rapportons, de sortes que nos confidents, privés de cette donnée essentielle, interprètent forcément nos aveux dans un sens étranger à la réalité que nous avons vécue. Notre franchise n'a de valeur que pour celui qui se contente de connaître la matérialité des faits, mais pour celui qui veut pénétrer leur âme, leur sens profond, les confidences les plus vraies sont presque aussi trompeuses que des mensonges. »

— Gustave Thibon, Le pain de chaque jour, éd. Du Rocher, p. 143

« Pour nous, la valeur d'un idéal ne se mesure ni à sa beauté ni à sa pureté abstraites, il se mesure uniquement à sa capacité d'incarnation. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. X

« Nous sommes résolument ennemi de la loi du nombre et du pouvoir des masses. A tel point - et nous sommes en cela plus révolutionnaire que beaucoup d'hommes de gauche - que vous voudrions supprimer les masses en tant que telles. Ce vocablen emprunté au registre de la matière et de la quantité, nous fait horreur appliqué aux hommes. Nous voudrions substituer à la société atomisée des bourgeois et des aspirants bourgeois (Péguy avait déjà souligné cette agonie du vrai peuple) une société organisée où chaque homme puisse déployer , à l'intérieur de ses limites et en communion avec ses semblables (les frontières, à condition qu'on les respecte, sont aussi des traits d'unions), une activité vraiment qualifiée et irremplacable. Nous sommes pour l'unité qui rassemble contre le nombre qui disperse. En toute chose, nous voulons subordonner l'avoir à l'être. Il ne nous suffit pas que chacun ait sa place, nous voulons encore que chacun soit à sa place. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. XV

« L'organisme n'est nourri que de ce qu'il surmonte, suivant le mot universel d'Hippocrate. Il est trop clair que beaucoup d'acquisitions de la technique (radio, cinéma, facilités de communications, etc.) n'ont pas encore été surmontées par la masse des hommes et restent pour eux des corps étrangers plutôt que des aliments. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. XVII

« Au moment le plus sombre peut-être de notre histoire, à l'heure où nous touchions le fond de nos erreurs et de nos faiblesses, nous entendîmes une voix de chef qui disait: « Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. » Et cette voix qui nous ramenait vers la vérité depuis si longtemps désapprise ajouta : « La terre, elle, ne ment pas. » »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 3

« Cette parenté entre les choses de la terre et les choses de Dieu nous aide à comprendre pourquoi les champs sont des réservoirs de vie religieuse et pourquoi celle-ci décroît dans l'âme des peuples en fonction de l'abandon de la terre. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 22

« Comme l'arbre, l'homme déraciné tend à se flétrir. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 28

« Les Français d'aujourd'hui ont surtout besoin de racines : or les âmes aussi s'enracinent dans la terre. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 33

« Un peuple qui n'a plus de vrais contacts avec son sol est mûr pour l'esclavage extérieur et intérieur. Mais tant que nous conservons nos racines, Hercule, de quelque nom qu'il se nomme, ne pourra pas nous ravir notre âme : la fidélité à la terre sera la gardienne de notre génie et de notre liberté. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 34

« Le déraciné que l'effondrement de la patrie atteint aujourd'hui dans ses entrailles affamées apprend jusqu'à quel point il est solidaire d'une réalité dont il riait hier. L'absurdité de l'égoïsme éclate au grand jour. Celui qui refuse d'être chargé sera écrasé. Au lieu d'un fardeau proportionné à ses forces, il recevra sur ses épaules paresseuses le poids d'un monde qui s'écroule. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 41

« Notre mal le plus profond gît dans l'irréalisme de la pensée et de la conduite. Cet irréalisme procède de relâchement ou de la rupture des liens vitaux. L'homme qui vit en contact avec le réel, qui travaille sur du réel, à nécessairement le sens du réel : il sait d'avance ce qui est possible, ce qui est fécond. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 41

« L'homme de bon sens est toujours un homme relié. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 42

« Si profonde que soit la blessure ouverte en nous par la défaite, elle ne peut nous tuer que dans la mesure où nous consentirons à mourir. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 52

« Les vraies idées et les vrais désirs - et même les vraies paroles - se reconnaissent à leur puissance motrice; ils tendent naturellement à s'incarner dans des actes. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 54

« Si la France n'est pas d'abord pour chaque Français cet enfant à élever, ce voisin à aider, ce champ à cultiver, cette tâche à accomplir, la France si éloquemment qu'on en parle, n'est plus qu'un cadavre. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 56

« Puissamment aidés dans leur œuvre de séparation et de mort par les facilités de la technique, les mythes libéraux, matérialistes et démocratiques ont eu pour effet d'arracher l'individu aux grandes continuités cosmiques et sociales (le sol, le métier, la famille, la patrie..,) qui sont les cadres normaux de sa vie intérieure et de son activité, en bref de réduire l'homme à lui-même. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 65

« Le déraciné a perdu cette confiance obscure en la vie, ce sentiment de sécurié profonde qui accompagnent l'accomplissement des grands devoirs naturels. Aussi n'a-t-il plus la patience nécessaire pour supporter les efforts à longue échance. Cette patience, où la puiserait-il? Il a de bonnes raisons de se défier de la vie et de se blottir frileusement sur lui-même, celui que la vie à déserté... »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 71

« C'est d'ailleurs la même hâte devant toute jouissance et le même effroi devant toute peine, stigmates de l'être coupé de ses sources, qui expliquent, dans tous les domaines, l'absence de ces entreprises de longue haleine, par où l'individu se dépasse et s'éternise. Une époque qui recule devant l'enfant n'est pas capable non plus d'inspirer la Divine Comédie ou la politique des Capétiens ou de faire jaillir les cathédrales du sol. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 72

« Dès que l'intérêt et le devoir ne coïncident vraiment plus du tout, la masse des hommes sacrifie spontanément le devoir. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 74

« De l'égalité des âmes devant Dieu (vous n'avez qu'un maître et vous êtes tous des frères), on tire aussi l'égalité des membres de la société entre eux. L'égalitarisme chrétien, fondé sur l'amour qui élève, implique le dépassement des inégalités naturelles; l'églitarisme démocratique, fondé sur l'envie qui dégrade, consiste dans leur négation. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 106

« Dans une société vitalement chrétienne, la sévérité, la répression doivent être surtout dévolues aux institutions, la bonté et la clémence aux individus. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 107

« Il n'y a pas de lois tendres, il n'y a que des lois molles. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 109

« Toute confusion de l'homme et de Dieu aboutit à la négation de Dieu. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 110

« L'homme qui se sent dieu et capable de trouver le ciel sur la terre n'a que faire d'un Père céleste. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 111

« Prostituées à l'égoïsme, les vérités sacrées tombées de la bouche de l'Amour se muent en semence de mort. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 112

« L'idéal révolutionnaire n'est pas une promesse, un embryon de christianisme, c'est un cancer (tous les biologistes savent que ces deux choses se ressemblent extérieurement) qui se développe sur un organisme chrétien appauvri et corrompu. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 117

« A droite, il est beaucoup trop de gens qui dorment. A gauche, il en est beaucoup trop qui rêvent. Notre tâche à nous est de rester éveillés. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 126

« A droite, on se résigne facilement à la bassesse, au mal, à la guerre, on ne croit pas aux possibilités de perfection de l'homme. A gauche, on présuppose cette perfection, on agit comme si l'homme était parfait. Le christianisme, lui, poursuit la perfection humaine. Il voit jusqu'au fond toute la misère de l'homme, non pour l'accepter comme le pessimisme de droite ou pour l'oublier comme l'optimisme de gauche, mais pour la surmonter. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 127

« Dans ce désarroi des mœurs où la nature humaine perd de plus en plus le goût d'elle-même, de sa destinée et de son bien véritables, l'invitation évangélique à dépasser la nature recontre fatalement le lâche désir manichéen de la renier. L'exhortation à se dépasser devient un prétexte à se fuir : l'appel du néant usurpe à son profit l'appel du ciel. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 143

« Si la grâce ne se met pas au service de la nature, demain la nature dévastée et pourrie n'offrira plus à la semence divine qu'un désert - ou un égout. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 145

« Négliger la terre au nom du ciel, c'est faire du ciel un fantôme. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison profonde de l'impression de fictif et de sonne-creux qui se dégage de tant de prédications de l'idéal religieux; ce ciel n'est plus nourri de la sève et de la santé terrestres, de la rude marche humaine sur le sentier de la nature humaine, il n'est plus gravi, il n'est que rêvé. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 148

« L'homme n'est pas libre dans la mesure où il ne dépend de rien ni de personne : il est libre dans l'exacte mesure où il dépend de ce qu'il aime, et il est captif dans l'exacte mesure où il dépend de ce qu'il ne peut pas aimer. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 159

« Les nations ont besoin de héros et de saints comme la pâte a besoin de levain. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 165

« Si rien, dans l'âme de l'individu et dans les conditions matérielles où se déploie son existence, ne contribue à rendre la vertu accessible et attrayante, tout enseignement moral ou religieux se ramène à une vaine invocation à l'héroïsme ou au miracle. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 171

« On attaque ces cadres [sociaux] au nom des droits de l'individu. Mais ils furent les meilleurs soutiens de l'individualisme sain. Ils n'empêchaient de s'évader que ceux qui n'étaient pas dignes de s'évader. Ils éprouvaient et purifiaient les vraies personnalités, les vraies vocations. Ils aidaient les forts - ceux qui étaient capables de s'évader par en haut - à être d'avantage eux-mêmes. Et, dans les deux cas, ils contribuaient à hausser le niveau de la dignité et de la valeur individuelle. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 222

« Rien n'est plus inhumain que de ne voir que l'homme dans l'homme. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 227

« Les tyrans d'autrefois affamaient le peuple, les tyrans modernes trouvent plus habiles de lui gâter l'estomac; les premiers le privaient de pain; les seconds lui dépravent l'appétit. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 227

« Comment le mal se généralise - Une des tactiques constantes de la société moderne en face d'un mal quelconque, ce fut, non pas de le supprimer, mais de le rendre légal, honorable, et, par conséquent, de le multiplier à l'infini. On se réjouit par exemple de recontrer moins de mendiants dans les rues ou sur les routes. Certes, mais on a les chômeurs, les « assurés » de toute espèce, les fonctionnaires inutiles, etc. Le premier parasitisme était au moins limité par la vie dure qu'on y menait et le discrédit qui s'y attachait; le second n'a plus de limites et devient même objet de compétition. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 228

« Le collectivisme élève le type humain le plus bas et abaisse les autres. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 230

« Le visage du passé ne nous attire que dans la mesure où le reflet de l'éternel est sur lui. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 238

« Rénovez la famille, refaites une aristocratie, ranimez le sens patriotique et religieux, sinon vous mourrez. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 239

« La racine et la tige d'un arbre suivent les directions opposées, et c'est pourtant la profondeur des racines qui mesure l'élan de la tige et la beauté des fleurs et la saveur du fruit. Celui qui ne prolonge rien ne prépare rien non plus. Le présent, s'il n'est pas fécondé par tout le passé, n'est gros d'aucun avenir. Le respect des vieillards et l'amour des enfants, pour reprendre le beau vers de Victor Hugo, meurent solidairement. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 240

« Deux manières d'être « conservateur » - L'une consiste à soustraire la tradition déclinante à toutes les menances de l'avenir (et à toutes les promesses de la vie) à l'aide des procédés stérilisants des fabricants de conserves, l'autre à lui rendre une jeunesse toujours nouvelle au contact de l'éternel. Vus du dehors, Charles de Foucauld et la dévote la plus racornie sont attachés au même objet. Mais l'un se tient, l'âme ouverte, près du jaillissement de la source intarissable et l'autre veille avarement sur une gourde d'eau moisie. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 241

« Je préfère un cavalier égaré à un cul-de-jatte sur le droit chemin. Le premier, pour atteindre le but, n'a qu'à changer de direction (le mot conversion n'a pas d'autre sens), tandis que le second ne peut que montrer éternellement du doigt la bonne route. Trop de gens de bien ne sont malheuresement que cela : des poteaux indicateurs sur le chemin de la vertu. Ils sont très bien orientés, mais n'avancent pas. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 244

« L'homme-machine - Je l'ai rencontré. Une tristesse étrange émanait de lui, un pâle ennui désertique. Il portait sur son visage le reflet de la mort, mais d'une mort sans mystère. - Dis moi ton secret, lui ai-je crié, toi qui ressembles à l'incarnation de l'irréparable. Un crissement infernal a traversé sa voix morte. « Le secret qui me dévore, c'est précisement de n'avoir plus de secret! » »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 257

« Il semble que les hommes soient moins acharnés à poursuivre leurs intérêts qu'à fuir leur salut. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 263

« L'ennemi intérieur - L'homme ne reçoit jamais de pires coups que ceux qu'il se porte de ses propres mains. Celui qui aspire à guider et à protéger ses frères méconnaît foncièrement sa mission tant qu'il ignore que l'homme a besoin d'abord d'être défendu contre lui-même. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 264

« Il y a infiniment plus d'intelligence et sagesse dans l'âme d'un vieux paysan, riche de ses traditions ancestrales et de son expérience personnelle, qui met tant d'esprit dans ses travaux matériels que dans tel intellectuel gonflé de science assimilée qui accomplit matériellement sa tâche spirituelle. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 270

« Le héros et le déserteur se confondent souvent aux yeux des hommes. Mais tu les distingueras à ce signe : dans l'âme de celui qui monte vraiment grandit le respect, la compréhension et l'amour de ce qui est en bas. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 276

« A la différence de l'élan religieux, la sagesse politique n'a pas pour objet la poursuite d'un bien absolu, mais d'un bien tout relatif - pour ne pas dire d'un moindre mal. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 277

« Réalisme - Plus que les pires réalités, je hais les faux idéals. Le réel, pour moi, ce n'est pas ce qui s'oppose à l'idéal, c'est ce qui s'oppose au mensonge. »

— Gustave Thibon, Retour au réel, éd. H. Lardanchet, p. 279

« De l'atome à l'ange, de la cohésion des molécules à la communion des saints, rien n'existe seul ni pour soi. Dieu n'a créé qu'en unissant. Le drame de l'homme, c'est de séparer. Il se coupe de Dieu par l'irréligion, il se coupe de ses frères par l'indifférence , la haine et la guerre, il se coupe enfin de son âme par la poursuite des biens apparents et caducs. Et cet être séparé de tout projette sur l'univers le reflet de sa division intérieure : il sépare tout autour de lui; il porte ses mains sacrilèges sur les plus humbles vestiges de l'unité divine; il émiette jusqu'aux entrailles de la matière. L'homme atomisé et la bombe atomique se répondent. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. VII

« Ce que l'homme mendie, nous savons, nous chrétiens, que l'homme l'a d'abord perdu. L'essence du péché originel réside dans le retranchement de l'homme en lui-même, dans la rupture avec Dieu. Rompre avec Dieu : expression banale et ressassée. Qu'on veuille bien sortir un moment de l'abstraction et du verbalisme et prendre ce mot Dieu dans son sens intime et affectif : Dieu, c'est la chose qui comble et qui rassasie, c'est la réalité en qui l'homme s'épanouit et se repose parfaitement. Et tout individu qui ne sent pas vivre en lui, fût-ce au milieu des pires douleurs, une impression d'achèvement et de sécurité suprêmes est plus ou moins séparé de Dieu, séparé de sa fin, et, du même coup, divisé intérieurement. Celui qui refuse un maître hors de lui-même n'est plus le maître de lui-même. La fin de l'homme en effet fait bloc avec l'essence de l'homme, et il n'est pas possible de supprimer la première sans déchirer la seconde. Comment un être qui n'est plus un avec sa source pourrait-il rester un en lui-même? Autant vaudrait demander à une plante privée de lumière et d'eau de jouir de son harmonie végétale! La séparation d'avec Dieu se poursuit fatalement en séparation intérieure : l'homme n'est en guerre avec lui-même que parce qu'il est seul avec lui-même. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 16

« L'amour chrétien est un amour sprirituel, mais un amour incarné. Il s'incline sur la chair et les sens, non pour les opprimer, mais pour les imprégner jusqu'au fond de sa propre pureté. Ce n'est pas de la vie, c'est de Dieu qu'il tire sa plénitude essentielle, mais il associe la vie à cette plénitude. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 28

« Le conflit ne mourra jamais dans l'homme. Ce que nous condamnons, ce qu'il importe de liquider au plus vite, ce n'est pas l'ascétisme, c'est l'idolâtrie de l'ascétisme. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 37

« En termes de conscience et de morale, « sentiment mixte » peut se traduire par « illusion intérieure ». Il est en effet une tendance affective qui, greffée sur la fragilité des bases du caractère, favorise puissamment l'éclosion des sentiments mixtes, c'est le refus instinctif de la vérité. Ce mensonge intérieur dépend souvent en grande partie de causes extra-individuelles; il s'enracine fréquemment dans les refoulements anormaux imposés par l'hérédité, la tradition, l'éducation, l'atmosphère psychologique ambiante, etc. L'homme a trop joué à l'ange. Certaines tendances primaires de l'être vivant (et au premier rang l'instinct sexuel) ont été considérées - nous avons déjà dit en vertu de quelle nécessité « polémique » - comme quelque chose de foncièrement vil, impur, antispirituel et antidivin ; peu à peu les hommes se sont habitués, non seulement à dominer ces tendances, mais à les désavouer, à les reléguer comme des hôtes honteux hors du champ de la conscience. Le résultat se devine : pour peu que s'effrite la synthèse volitive et que les poussées charnelles s'infiltrent dans la zone de la conscience et de l'action prochaine (comme c'est de règle dans les caractères labiles), l'instinct ignoré ou « démonisé » a priori se manifestera nécessairement sous un masque d'ange!
A cette influence d'origine sociale, il convient d'ajouter la réaction du moi contre l'instabilité et le dénuement vitaux. Plus l'homme sent sa vie intérieure pauvre et impure, plus il a besoin, par compensation, de la parer de couleurs idéales. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 68

« Nous ne voulons pas dire qu'il soit utile à tout homme de connaître toute sa misère intérieure. La vérité ne peut être moralement et surnaturellement féconde que si elle est assumée dans la simplicité et l'amour divin. Séparé du premier précepte du décalogue, le commandement socratique « Connais-toi toi-même » engendre fatalement le désespoir et le nihilisme. La connaissance de soi n'est bonne qu'à l'âme captive de Dieu. - L'homme sans Dieu vit de l'illusion et meurt de la vérité intérieure; l'ordre inverse se réalise chez le saint. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 77

« La plupart des âmes humaines sont des nécropoles où gisent les cendres de passions qui se crurent nées pour l'éternité. Seules, les affections qui résistent au brisement ou à la « nuit » de leur première composante sentimentale sont appelés à transcender le temps. Un amour n'est grand et durable que dans la mesure où il se nourrit des déceptions et des douleurs semées sur la route... »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 78

« Qui refuse la Croix pour l'homme montre par là qu'il ne sait ni ce qu'est l'homme, ni ce qu'est la Croix. (Note : Il n'est pas oiseux de constater que toute vision utopique de l'humanité s'accompagne fatalement du « mauvais œil » à l'égard de la douleur. C'est la tare de l'humanitarisme déliquescent de notre époque que de méconnaître à la fois ce qu'il y a de vain et de négatif dans l'homme, de positif et de fécondant dans la douleur.) »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 79

« Dans les époques classiques, les institutions morales, politiques ou religieuses dépassaient et portaient les individus qui les représentaient. La monarchie était plus que le roi, le sacerdoce plus que le prêtre. A telle enseigne qu'on pouvait alors se payer le luxe de mépriser tel roi ou tel pape sans que le principe même de la monarchie ou de l'autorité pontificale soit mis en question le moins du monde. Qu'on songe aux invectives d'une sainte comme Catherine de Sienne contre le clergé de son temps, à un grand catholique comme Dante qui colloquait en enfer le pape alors régnant! Aujourd'hui, comme dans tous les temps de décadence, nous assistons au phénomène inverse : les institutions ne sont tolérées et aimées qu'à travers les personnes : c'est pourquoi, soit dit en passant, nous avons besoin, plus que jamais, de chefs politiques et religieux intègres et vigoureux. Plus que jamais, le chef qui manque à sa mission compromet, en même temps que sa personne éphémère, le principe éternel qu'il représente. Il est un peu angoissant de voir de faibles individus porter sur leurs épaules tout le poids des cadres sociaux. Croit-on que les Italiens et les Allemands d'aujourd'hui soient tellement attachés au principe de la dictature? Pas du tout; c'est la personne de Mussolini et de Hitler qu'ils adorent2. Et croit-on aussi à la possibilité actuelle d'un anti-cléricalisme qui ne soit pas, en même temps, antireligieux? Hélas! il devient de plus en plus difficile de séparer la cause des institutions de la cause des personnes.. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 87

« C'est le propre des climats classiques de rendre spontané et comme naturel l'accomplissement de devoirs et de sacrifices, qui, en milieu décadent, exige des soubresauts héroïques de la personnalité. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 89

« Tant que de telles traditions sont restées vivantes, c'est-à-dire nourries de sève chrétienne et appuyées sur la personne de Dieu, elles ont été, en dépit des excès toujours inhérents à ce qui est humain, de solides tuteurs, des appuis organiques pour les individus. Mais dès qu'elles ont été séparées du concret divin, dès qu'elles ont dégénéré en formalisme exsangue, elles sont devenues des fardeaux intolérables pour les hommes. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 89

« La loi, séparée de Dieu et divinisée, n'est qu'une abstraction épuisante. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 91

« On ne sait plus être fidèle parce qu'on ne sait plus se sacrifier. Tant d'hommes n'aiment que pour leur joie immédiate... Ils se condamnent ainsi à ne connaître que la surface de l'objet aimé, et dès que cette surface les déçoit, à la quitter pour une autre surface, et cela sans fin. Faire le tour de tout et n'aller au centre de rien, ne serait-ce pas là ce que certains appellent plénitude et liberté? Il est tellement plus facile de courir que de creuser! Mais celui qui veut savourer la profondeur d'une créature, celui-là doit savoir pâtir pour cette créature; son amour doit surmonter les déceptions, surmonter l'habitude, plus que cela, il doit se nourrir des déceptions et de l'habitude. L'amour humain a ses aridités et ses nuits; lui aussi ne trouve son centre définitif que derrière l'épreuve pâtie et vaincue. Mais, parvenu là, il goûte à la richesse, à la pureté éternelles de la créature pour laquelle il s'est immolé. Car si la créature est terriblement bornée en surface, elle est infinie en profondeur. Elle est profonde jusqu'à Dieu. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 110

« Se sacrifier à une créature, l'aimer malgré son néant, à cause de son néant, - l'aimer d'un amour plus fort et plus pur que le désir du bonheur, cela n'est possible que si l'amour humain se conjugue et s'amalgame à l'amour éternel. Il ne convient pas de diviniser l'être aimé. Cette idolâtrie conduit, à brève échéance, à l'indifférence ou à la répulsion. L'authentique amour nuptial accueille l'être aimé, non pas comme un Dieu, mais comme un don de Dieu où tout Dieu est enfermé. Il ne le confond jamais avec Dieu, il ne le sépare jamais de Dieu. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 113

« Toutes les grandes choses commencent ici-bas par un rêve. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 118

« Celui qui aime à travers la déception aime enfin l'objet pour lui-même. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 130

« Le malheur de l'homme, c'est de s'attacher à la fleur, à l'ivresse naissante, et, ne voyant rien au delà, de courir de fleur en fleur pour arriver à mourir de faim sur un tas de pétales desséchés. Misérable coulage de l'amour! Mais à celui qui sait résister à la flétrissure de ses joies immédiates, il est réservé d'être non seulement enivré, mais nourri par l'être aimé. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 135

« Pour aimer un être fini malgré son néant, à cause de son néant, pour l'aimer au delà de ses limites, il faut l'aimer comme messager d'une réalité qui le dépasse. On ne peut pas aimer absolument le relatif en tant que tel. Au reste, dans tout grand amour, même non purifié, l'homme s'abreuve à la créature comme à un canal, non comme à un vase. L'âme élue, à l'aurore de l'amour, est la messagère de la plénitude cosmique; dans l'amour purifié, elle est la messagère de la plénitude divine. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 141

« CONNAISSANCE ET AMOUR. - Les femmes ont besoin de dire toi à l'objet de leur amour, et c'est pour cela qu'elles ne cherchent pas la vérité. Les hommes seuls sont capables de vouer leur âme à cette vierge qu'on n'interpelle jamais et qui se nomme toujours « elle ». Les femmes ont besoin de parler à quelqu'un, les hommes ont besoin de parler de quelque chose. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 156

« Les femmes sont complexes... Mais non! Elles sont étrangement simples, transparentes, pénétrables. Nos bras, en se refermant sur elles, les contiennent toutes, un baiser leur va jusqu'à l'âme. C'est nous qui compliquons les choses avec elles, et nous appelons cela leur complexité. La prétendue complexité des femmes réside uniquement dans l'impuissance des hommes à saisir leur simplicité. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 159

« Idolâtrie. - Cet homme adore une femme. Son idolâtrie mérite un châtiment, pensez-vous. Soyez tranquille : son idole s'en chargera - et beaucoup mieux que ne peut le rêver votre indignation, voire votre rancune. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 161

« L'amour est pur lorsque, en lui, la soif du bonheur s'efface devant la passion de l'unité. Tant que deux êtres ne sont liés l'un à l'autre que par le désir d'être heureux, ils ne s'aiment pas, ils sont séparés. Aimer ne consiste pas à mettre en commun deux joies, mais deux vies. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 162

« L'amour n'est pas une étincelle éphémère issue de la rencontre de deux désirs, c'est une flamme éternelle jaillie de la fusion de deux destinées. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 162

« L'amour t'a déçu. Regarde bien en toi. N'as-tu pas toujours confondu amour et bonheur? L'amour ne t'a pas déçu : tu n'as jamais aimé. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 165

« Marche dans ton amour, mais n'espère pas que la joie t'y suivra pas à pas. Le bonheur n'est pas l'ombre de l'amour. Quand l'amour avance, il semble parfois dormir - ou reculer. - Mais quand ton amour aura atteint son but qui est Dieu, la joie t'y rejoindra d'un coup d'aile et ne te quittera plus jamais. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 165

« Je ne t'ai pas choisie. Je t'aimerais mal si j'avais eu besoin de te choisir. On ne choisit pas Dieu : il est seul. Il en est de même pour certains dons de Dieu; ils s'imposent avec la même nécessité que Dieu même, ils excluent comme lui le balancement et le choix. Tu n'es pas l'élue (prima inter pares), tu es l'unique.
Même les hasards qui m'ont fait te rencontrer faisaient partie de moi-même. Il est, dans la vie de chaque homme, des heures décisives où les hasards sont pleinement asservis à sa nécessité. Et là, il est vain de parler de chance ou de dire « si ». Dès l'instant que tu existais, tu ne pouvais pas ne pas venir à moi : Dieu ne crée pas les âmes à moitié. Je ne sépare pas ton amour des événements qui l'ont fait naître : ton entrée dans ma vie était comprise dans ton essence. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 170

« Ce que j'ai soif avant tout de recevoir de toi, c'est ce que j'ai déjà! Les choses sacrées qui vivent en moi, je ne les posséderai sans ombre que lorsqu'elles me reviendront portées dans tes mains et sur tes lèvres. Tu ne me donnes rien, si tu ne me donnes à moi-même. J'attends, pour me reposer dans mon âme, de l'avoir reçue de toi comme une aumône... »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 173

« Ce n'est pas de ce qu'on dit, c'est de ce qu'on tait que naît l'amour. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 174

« Il naît, comme un fleuve, d'une plénitude intérieure et d'un effort souterrain. Comme un fleuve, il se fortifie et s'élargit dans sa course : tous les hasards - toutes les joies et surtout toutes les larmes - qui croisent sa route sont pour lui des affluents. Et comme un fleuve se perd dans la mer, il se perd en Dieu et s'éternise en mourant. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 174

« Il est des êtres qui nous irritent fatalement, même sans le vouloir, même par quiproquo. Mais ce quiproquo n'est qu'apparent. Si nous nous trompons sur leurs manières, nous ne nous trompons pas sur leur nature : c'est une intuition vraie de désharmonie fondamentale entre eux et nous qui dicte notre fausse interprétation de leurs actes. Quand un être nous répugne par ce qu'il est, rien de ce qu'il fait - même avec la meilleure intention du monde - ne saurait nous agréer. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 177

« Tu es de taille à me comprendre, je n'en doute pas. Mais es-tu de taille à me supporter? »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 181

« Avant-goût de l'enfer - Avoir près de soi un être qu'on ne peut pas supporter et dont on ne peut pas se passer. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 181

« Est-ce par inconstance qu'on oublie certains êtres, ou bien par inadaptation, quiproquo, « maldonne »? Tant que je n'ai eu que des relations superficielles avec les êtres superficiels, j'ai évité la déception et l'infidélité. Mais toutes les fois que j'ai attendu d'un homme plus qu'il ne pouvait me donner, j'ai dû rompre et oublier. Et ceci, non par inconstance ou goût du changement, mais parce que, dans l'ordre de l'amour, l'obligation de reculer équivaut à la nécessité de mourir. Combien de fois regrette-t-on d'être allé trop loin avec un ami ou une femme et d'avoir laissé déborder l'amour d'un plan superficiel où l'échange était possible sur un autre, plus profond, où la déception devenait inévitable! On ne peut plus revenir en arrière, hélas! mais ce serait charmant de s'être arrêté à temps. L'inconstance n'est ici qu'une façon de revenir sur une erreur, de rester fidèle à soi-même. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 182

« Dès qu'on se fait l'esclave de quelqu'un, on cesse d'être son serviteur pour devenir son bourreau... »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 183

« C'est qu'ici-bas l'amour est moins vrai que la mort, c'est que la mort est peut-être au monde la seule chose qui ne mente pas - la plus pure image de Dieu. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 184

« Ta solitude te pèse. Si c'est la solitude vaine et bêlante d'un mouton égaré, elle est digne de mourir dans les bras d'une femme, mais si c'est la solitude profonde d'un cœur de berger marqué par Dieu, défends-toi contre l'amour. Prends une femme pour ton besoin, ou pour ton plaisir, ou pour ton tourment, mais cherche plus haut le tombeau de ta solitude...
Ta solitude te pèse. Attends que Dieu la mûrisse et s'unisse à elle. Ou bien, fais-la avorter, conduis-la à l'abattoir commun, cherche une femme. Mais tu auras perdu, avec ta solitude tuée dans l'œuf, jusqu'à la possibilité d'une communion supérieure. On monte au ciel uni, et non pas accouplé. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 185

« Qui se ressemble s'assemble. Cela est vrai pour l'amitié. Mais pour l'amour? Quand un homme que nous connaissons intimement nous présente un de ses amis, nous ne sommes pas surpris, nous savions d'avance quels amis il pouvait avoir. Mais s'il nous présente la femme qu'il aime, nous pouvons nous attendre à n'importe quoi - et pour résoudre l'énigme de certaines unions, il faudrait pouvoir interroger le démon préposé à la « confusion des fontaines et des soifs »... »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 186

« Tu dis m'aimer? Et tu voudrais que je fasse effort pour te retenir? Mais dès qu'un être a besoin d'être « retenu », il ne mérite plus d'être conservé. Meure l'amour qui ne donne pas d'abord le repos! »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 186

« Il ne faut pas que notre amour tire à conséquence, ont murmuré dans le secret de leur âme ces deux époux, il ne faut pas qu'il laisse de traces, il faut qu'il soit comme s'il n'était pas. Et, en effet, il n'est pas! Si un enfant en résultait, cela contredirait ce néant où notre « union » se sent si à l'aise; il semblerait que nous nous sommes aimés, que quelque chose de réel s'est passé entre nous. Comment supporter qu'une chose aussi solide, aussi vraie, sorte du contact fugitif de nos épidermes et de nos rêves? Quoi donc! Le vent qui soufflera demain n'emporterait pas tout cela? Nos baisers deviendraient chair et âme - de ce masque qu'est notre amour il sortirait un visage? L'attitude des couples sans amour, qui refusent l'enfant, est parfaitement normale : cet enfant possible, ils ne le sentent pas seulement encombrant, ils le sentent absurde. Un amour qui a le néant pour essence refuse logiquement d'avoir l'être pour résultat. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 188

« Cette femme t'a menti, ce faux dévot t'a trompé. Tu tires de ta déception un argument contre l'amour et contre la foi. Mais cette déception même est un hommage à la vraie religion et à l'amour pur. Serais-tu aussi meurtri dans les profondeurs de ton âme par un mauvais cuisinier ou un mauvais coiffeur? Tu souffres de voir cette chose profanée : c'est donc qu'elle est sacrée. L'irritation que crée en toi la caricature te donne la mesure de la splendeur de la forme. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 189

« L'amour ne pèse pas. Cette branche ne casse que si l'oiseau posé sur elle s'envole. Ce qui peut me briser, ce n'est pas que tu t'appuies trop sur moi, c'est que tu m'abandonnes. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 190

« Si tu cherches tout en moi, tu ne trouveras rien. Mais tout - et Dieu lui-même - peut te venir par moi. L'illusion consiste à prendre la créature pour une source, et la déception qui vient ensuite à ne plus voir même en elle un canal. »

— Gustave Thibon, Ce que Dieu a uni, éd. H. Lardanchet, p. 192

« Il me souvient d'une conversation que j'eus chez moi par un splendide soir de juin, avec un ami citadin. Assis au sommet d'une colline, nous contemplions le paysage : le Rhône bordé d'épaisses forêts, puis la plaine et l'étagement des collines et, au dernier plan, la courbe violente et sobre des hautes montagnes où les derniers rayons du soleil palpitaient. - Comme les paysans sont heureux ! me dit brusquement mon hôte. Mais au fait, jouissent-ils comme nous de la beauté de ce spectable? - Non, répondis-je résolument. - Sont-ils des brutes vos paysans? - Pas du tout! Mais pour eux, les choses de la nature ne sont pas un spectacle, elles sont leur vie. Ils ne s'arrêtent pas plus devant la beauté du soleil couchant que vous ne vous attardez à couter les battements de votre cœur. Cette beauté fait partie d'eux-mêmes; elle est si profondément inscrite en eux qu'ils n'en prennent pas conscience. N'oubliez pas qu'il n'y a pas de perception du beau sans surprise, et pas de surprise sans la découverte d'une réalité autre. L'émotion esthétique implique une certaine distance - c'est-à-dire une séparation - entre le sujet et l'objet. Cette distance n'existe pas pour le paysan : sa communion avec la nature est trop intime. Ce paysage que nous admirons, il le porte, lui, dans ses entrailles. - Interprétation bien gratuite, réplique mon interlocuteur. - Si peu gratuite que demain, vous quitterez de ces lieux en n'emportant de leur beauté qu'un vague regret, tandis que le paysan de ces lieux, s'il devait s'en arracher, éprouverait un déchirement et un sentiment accablant d'asphyxie morale. Le mot « nostalgie » (le mal du pays) désignait, dans l'ancienne médecine, une maladie organique parfois mortelle.
     « Trop heureux les paysans, s'ils connaissaient leur bonheur », chantait Virgile. Mais s'ils connaissaient leur bonheur, c'est qu'ils en seraient déjà séparés : trop heureux, ils ne seraient déjà plus heureux. Il n'est ici-bas de paradis reconnus que les paradis perdus. »

— Gustave Thibon, Dossier H. : Vie des champs et littérature champêtre, éd. L'Âge d'Homme, p. 186

« Qu'on le veuille ou non, la littérature champêtre ne favorisera pas le maintien ou le retour des hommes à la terre, mais, s'adressant surtout aux déracinés, elle peut entretenir en eux le souvenir et l'amour de cette terre qu'ils ont quittée. En chantant la beauté des choses élémentaires et éternelles, elle peut contribuer à empêcher les hommes de trop s'égarer dans le monde de l'artificiel. Elle est comme un gobelet où viennent se rafraîchir ceux qui n'ont plus accès au jaillissement de l'eau vive, mais ceux qui s'abreuvent encore à même la source n'ont pas besoin de gobelet. »

— Gustave Thibon, Dossier H. : Vie des champs et littérature champêtre, éd. L'Âge d'Homme, p. 187